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Channel: Observatoire de la Vie Politique Turque » Aziz Yıldırım
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«L’affaire du MİT» et les évolutions en cours du système politique turc.

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Le 17 février dernier, le parlement turc a adopté une loi controversée, proposée par le gouvernement, et visant à protéger les agents du MİT (Milli İstihbarat Teşkilatı – Organisation nationale de renseignements, dénomination des services secrets turcs) de toute poursuite judiciaire, pour des activités relevant de leurs fonctions. Désormais, le parquet devra requérir l’autorisation du premier ministre pour engager des poursuites contre ces personnels très spéciaux. Ce texte, qui est entré en vigueur dès le 20 février, vient clore provisoirement la récente «affaire du MİT», qui a défrayé la chronique politique en Turquie, au cours des deux dernières semaines.

Rappels des faits… Le 9 février 2012, dans le cadre de l’enquête sur le KCK, le procureur spécial, Sadettin Sarıkaya, fait connaître son intention de convoquer quatre agents ou anciens agents du MİT ainsi que son directeur actuel, Hakan Fidan (photo à gauche), pour les interroger sur des contacts qu’ils ont eus avec le PKK, à Oslo, en 2010. La nouvelle fait écho à une polémique qui a éclaté à l’automne dernier, lorsque des fuites avaient confirmé une rumeur persistante depuis le début de 2011, selon laquelle le gouvernement avait conduit, au cours de l’année précédente, des pourparlers avec l’organisation rebelle kurde, via le MİT. Le 3 octobre 2011, dans un avion qui le ramène d’un voyage en Macédoine, Recep Tayyip Erdoğan, pour mettre un terme aux spéculations de l’opposition qui l’accuse de négocier secrètement la question kurde, reconnaît l’existence de ces contacts avec le PKK, en justifiant en l’occurrence le recours aux services du MİT. Entamées en 2010, ces relations, conduites par Hakan Fidan, se seraient arrêtées avec la reprise des violences dans le sud-est, mais le premier ministre n’exclut pas de les reprendre, le cas échéant.

Si donc l’évocation de discussions entre le PKK et le gouvernement n’est pas vraiment un scoop, l’annonce de la convocation d’agents du MİT (dont son directeur actuel) fait l’effet d’une bombe, et ce d’autant plus qu’elle est suivie par des événements troublants. Alors que les personnes incriminées font connaître leur intention de ne pas déférer à l’injonction du procureur, ce dernier, pour mieux montrer sa détermination, demande le placement en garde à vue, de 4 agents ou ex-agents du MİT, dont son ancien chef, Emre Taner. D’emblée le gouvernement prend la défense de ses agents, en justifiant les contact qu’ils ont eus avec le PKK, et en déclarant «qu’ils n’ont fait que leur devoir». Pour sa part, le ministre de la justice dépose immédiatement devant le parlement le projet de loi adopté le 17 février, pour protéger à l’avenir le MİT d’investigations judiciaires éventuelles. Mais cette réaction gouvernementale n’empêche pas une certaine confusion de régner dans les sphères les plus intimes de l’Etat. La police et la justice ont en effet déjà procédé à l’arrestation de deux agents du MİT et font connaître leur intention de mener l’enquête jusqu’à son terme. L’opposition demande en outre au parquet de convoquer le premier ministre, auquel elle reproche d’avoir donné l’ordre au MİT de négocier avec l’organisation d’Abdullah Öcalan. Finalement, le 11 février 2012, le procureur Sarıkaya, accusé d’avoir outrepassé ses fonctions, est suspendu, tandis que la discussion du projet de loi protégeant le MİT des incursions judiciaires provoque un débat houleux au parlement sur les dysfonctionnements de la séparation des pouvoirs.

Loin de n’être qu’un épiphénomène, cette affaire est assez révélatrice des incohérences qui peuvent affecter les structures politiques turques et leurs relations mutuelles actuellement. La mise en cause du MİT par un procureur spécial est apparue à certains experts comme la preuve de l’existence d’un conflit occulte entre les entités judiciaire et policière, d’un côté, et les services de renseignements contrôlés par Recep Tayyip Erdoğan, de l’autre. D’autres observateurs ont vu dans cette affaire une nouvelle manifestation de dissensions qui existent de longue date, au sein du gouvernement, et opposent les partisans du premier ministre à des dirigeants de l’AKP proches de la confrérie de Fethullah Gülen, qui est influente dans la police. Le gouvernement a bien sûr démenti de telles spéculations, et le premier ministre, parlant aux jeunesses de l’AKP, réunies en congrès dimanche dernier, a justifié la loi adoptée pour protéger le MİT de la justice, en déclarant : « Nous ne permettrons pas que des élus deviennent les vassaux de la bureaucratie ». Pour sa part, Kemal Kılıçdaroğlu, le leader du CHP a sévèrement condamné ce texte, et son parti vient de déposer un recours devant la Cour constitutionnelle, pour le faire annuler.

En tout état de cause, cette affaire accroit une impression d’incertitude, amplifiée par d’autres développements de la vie politique turque. Les arrestations dans les procès pour complot (Ergenekon, Balyoz, Plan d’action contre la réaction…) ont atteint ces dernières semaines une ampleur inégalée avec la mise en détention du général İlker Başbuğ, le chef d’état-major entre 2008 et 2010, et certains se disent qu’au rythme où vont les choses, il y aura bientôt plus de généraux sous les verrous, que de généraux en activité ! Toutefois, le phénomène des incarcérations s’est accru et touche aussi la presse, plusieurs dizaines de journalistes étant actuellement en prison pour des motifs souvent confus, ce qui provoque, aux dires de certains spécialistes, un phénomène de plus en plus fréquent d’autocensure au sein des médias. Un autre procès en cours polarise l’attention de l’opinion publique, il sagit de celui qui concerne les truquages de matchs de football et plus particulièrement Aziz Yıldırım (photo à droite), le président du club istanbuliote de Fenerbahçe, et par ailleurs agent d’influence et négociateur de contrats d’armement. N’oublions pas que cette affaire a provoqué l’adoption d’une loi extrêmement controversée assouplissant les peines applicables aux truqueurs de matchs, et généré un conflit entre la présidence de la République et le parlement, Abdullah Gül ayant refusé de promulguer ce texte dans un premier temps (cf. notre édition du 17 décembre 2012). À tout cela s’ajoutent les rafles régulières effectuées dans le cadre de l’enquête sur le KCK, et les tensions provoquées par les affrontements entre l’armée turque et le PKK dans le sud-est.

Au plus haut niveau de l’Etat, d’autres événements affectent actuellement la sérénité de la vie politique. Bien que le parlement poursuive ses travaux visant à l’élaboration d’une nouvelle constitution, l’issue de ce processus reste incertaine. De sorte que l’on se retrouve dans une période ambivalente où de nouvelles institutions sont annoncées, alors que ce sont les anciennes qui continuent à fonctionner. Et souvenons-nous, cher lecteur ou chère lectrice, que cette impression d’une transition sans réelles échéances n’est pas réellement nouvelle, la précédente législature ayant été marquée par le projet de Constitution civile, qui n’a finalement pas pu voir le jour…

En l’absence d’une autre Loi fondamentale et de nouvelles règles du jeu, la conjoncture politique n’en continue pas moins ses trajectoires en cours, et les élections présidentielles de 2014, qui doivent se dérouler pour la première fois au suffrage universel direct, apparaissent comme la prochaine échéance électorale majeure. Toutefois, le favori de ce scrutin attendu inquiète ses partisans. Recep Tayyip Erdoğan a en effet été une nouvelle fois opéré des intestins le 10 février dernier. L’intervention a certes été qualifiée de «bégnine» par des sources officielles, mais l’on conçoit qu’elle puisse alimenter des rumeurs sur l’état de santé du premier ministre.

La Turquie vit donc actuellement une période de transition. En l’absence de nouvelle Constitution, elle peine à définir un nouveau régime. Ses juges, «débridés» par les réformes récentes qui ont affecté la hiérarchie judiciaire, «flinguent» à tout va, et pas toujours à bon escient ; ce qui ne manquent pas de provoquer des reprises en main exécutives musclées et des recadrages législatifs serrés. On imagine dès lors des rivalités de factions derrière les blocages de plus en plus fréquents qui affectent les structures de l’Etat et qui révèlent aussi une fragilité des bases juridiques des principaux rouages politico-administratifs qu’on a pu observer en d’autres circonstances, et que les perspectives politiques incertaines du moment tendent sans doute à amplifier. Car, dans un contexte où le changement semble toujours à l’ordre du jour, le gouvernement, au pouvoir depuis 10 ans, s’installe de plus en plus dans des pratiques anciennes, comme s’il n’était plus aussi sûr de vouloir aller jusqu’au bout des transformations parfois spectaculaires qu’il a initiées. L’affaire du MİT, et les interrogations multiples qu’elle suscite sur les équilibres de pouvoirs en Turquie, sont ainsi sans doute révélatrices d’un système qui n’en finit plus de se chercher.

Jean Marcou


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